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Quand il s'agit de troquer le trauma pour le panorama, de passer de la sidération à la réflexion face aux images, il n'y a pas trente-six chemins : il y a la philosophe Marie-José Mondzain. Spécialiste de l'iconoclasme, Marie-José Mondzain s'investit dans les affaires de la cité, en dépit des frontières naturelles ou artificielles. De l'UEC (Union des étudiants communistes) dans les années 1960, à l'analyse du 11 septembre 2001, en passant par la défense de la liberté contre les nationalismes pendant la guerre en Yougoslavie, elle tente de faire face. Comme aujourd'hui, vingt morts après...

Marie-José Mondzain, chez elle, à Paris, le 10 janvier 2015.

Marie-José Mondzain, chez elle, à Paris, le 10 janvier 2015.

MEDIAPART : Comment avez-vous reçu les attentats de Paris ?

MARIE-JOSÉ MONDZAIN : Comme quelque chose de totalement éruptif et bouleversant, mais pressenti et loin d’être achevé.

Il y a bien sûr cette violence si particulière, qui touche au plus près : je connaissais certaines des victimes de Charlie Hebdo. Stupeur, chagrin, deuil. Mais si je me réfère à l’état commotionnel du 11 septembre 2001 – on ne s’y attendait alors pas du tout –, notre désarroi vient aujourd’hui de ce que nous y réfléchissions depuis des mois et des années, du fait de ce qui s’est passé en Irak, en Libye, en Syrie, ou au Mali. Le Proche et le Moyen-Orient, l’islamisme, l’intégration ou la non-intégration d’une certaine communauté musulmane en France, sont des questions qui n’ont cessé de se dresser et de se tresser sous nos yeux. Nous ne tombons pas des nues. « J’attendais ça », soupira la vendeuse d’un magasin de vêtements de la rue Saint-Antoine à Paris, où j’ai appris la nouvelle mercredi.

C’est comme la mort annoncée de quelqu’un : il y a toujours quelque chose d’irréductiblement surprenant. On nous dit que ce n’est pas fini. Quand cela recommencera, nous serons à nouveau commotionnés, envahis par le même chagrin et le même désespoir. Nous sommes donc pris dans ce double registre émotionnel, qui cumule l’attente et la surprise.

Comment y faire face, intellectuellement ?

La mort et le mal nous agressent et nous laissent sans réponse, tout en nous fécondant : il faut que l’impensable soit pensé et lui seul mérite finalement de l’être… Si nous nous unissons au nom de l’impensable, nous nous livrons aux mains de ceux qui pensent à notre place et qui prendront des décisions terribles sans que nous ayons pu exprimer nos doutes, nos interrogations, nos analyses. En tant que philosophe et citoyenne, je me dis : au travail ! Je l’avais tenté – et on m’en fit grand reproche –, au lendemain du 11-Septembre. C’était dans Le Monde, qui venait de publier son fameux éditorial : « Nous sommes tous américains. » Ma tribune avait pour titre : « Je ne me sens pas américaine. »

« Je ne suis pas Charlie Hebdo » est déjà confisqué, pas par la pensée de gauche, cette fois…

Quand j’ai vu surgir « Je suis Charlie », j’ai constaté, effectivement, une forme d’invariant dans le lexique des lendemains de catastrophe : cette signalisation de l’identification, empathique, compassionnelle, qui a sa valeur “fraternisante”. Mais attention ! Elle peut être très contre-productive. Ce « tous unis dans la terreur » induit une indistinction, une union de tous à tous les niveaux, dans toutes les classes sociales et dans tous les coins du monde : ce n'est pas vrai, c’est une fausse universalité qui opère comme slogan de communication massifiante.

Nous ne sommes pas tous pareils face à cet événement. Certains vont tenter d’en tirer parti politiquement ; d’autres le vivront d’une façon purement primaire et affective, haineuse parfois ; enfin une minorité, que je souhaite voir devenir majoritaire, entend donc réfléchir aux causes véritables et profondes de cette situation.

Un responsable du maintien de l’ordre l’a très bien dit lui-même, au soir du dénouement de ces attentats : nous continuerons à nous opposer par la force au terrorisme mais il faut réfléchir aux sources, nous ne sommes pas la solution. Voilà ce que cet homme a signalé au pouvoir et aux médias. C’est précisément quand nous avancerons dans l’analyse des causes que nous trouverons des désaccords.

Lesquels ?

Il faut demander des comptes à une grande partie des médias sur leur gestion de l’invisibilité ou même de l’effacement d’une jeunesse en déshérence, en désarroi, sans avenir, sans racines, ni culture, ni langue, ni mémoire : une jeunesse qui n’a jamais eu qu’une place réservée à la Star Academy ou dans certains sports, pour accéder à la visibilité et à l'illusion d'une intégration.

 

 

Après que la traque était terminée, que la tragédie s’était achevée dans le sang, qu’il n’y avait donc plus lieu de se lancer dans des appels à témoins, avez-vous remarqué comment BFMTV et bien d’autres n’ont cessé, vendredi 9 janvier, de 17 h 30 à minuit passé, d’afficher les visages des trois terroristes qui avaient donc été déjà reconnus, nommés, tués : un Noir et deux personnages « de type maghrébin », comme on dit, dont l’un avec un petit peu de barbe. Et ça revenait en boucle…

Pourquoi ? Pourquoi, puisqu’ils sont morts, sinon que ces médias étaient en train de fabriquer des effigies, des icônes de la terreur, avec une typologie sous-jacente et silencieuse. Les télévisions d'information en continu ont imprimé, dans la rétine de nos concitoyens, des vignettes propres à nous embarquer dans un face-à-face anthropométrique. La télévision a transformé des visages en faciès.

« Il faut se battre pour la laïcité »

Faut-il renoncer à toute image ?

Là n’est pas la question : il faut des images ! Sont alors épinglées des personnes qui ont passé leur vie à se masquer et à voiler leurs femmes, qui ont donc de véritables stratégies d’invisibilité, de clandestinité, comme s’il fallait redoubler la disparition dont ils furent d’abord victimes, de par leur propre effacement initial dans la société française. Et ces personnes passent, tout à coup, dans un régime spectaculaire de héros meurtriers flamboyants. Au lieu d’enregistrer cet événement sous le mode respectueux dont doit bénéficier un être humain même condamné à mort – et de toute façon ils sont morts et ont payé pour leurs crimes –, nous entretenons les braises du faciès haïssable, de l’iconicité de l’homme à abattre. Ben Laden en fut un gestionnaire exemplaire.

Dans toute l’histoire – coloniale puis de l’immigration –, de tels visages ont été des visages de clandestins. Ils voyagent en se cachant. Ils ne sont découverts que morts. Ils ont été frappés par un continuel non-droit à l’image. Et tout cela s’inverse quarante-huit heures durant à la télévision : survalorisation effarante de la médiatisation par l’image. J’y vois le contrepoint direct des décapitations, des horreurs et des tortures balancées sur YouTube par Daesh : puisque nous vivons dans l’image, en voici ! Le clandestin maintenu dans l’invisibilité devient alors le deus ex machina du spectaculaire et de la mise en scène. Et il nous renvoie nos idoles, en un effet miroir.

 

En jouant sur la religion…
 

Ils viennent effectivement d’une culture marquée par la méfiance voire le refus à l’égard des images, mais ils deviennent les maîtres des images. Ils répondent, en veux-tu en voilà, à la demande des iconolâtres. Ils appellent au téléphone le moteur de la visibilité : BFM-TV, pas l’AFP. Ils médiatisent et théâtralisent. Stockhausen avait même parlé du 11-Septembre comme d’une « performance artistique », pour insister sur cette mise en spectacle pratiquée par les terroristes, ce qui avait choqué beaucoup de monde.

Treize ans plus tard, l’organisation pyramidale avec un chef charismatique, iconique et sacralisé (Ben Laden) a disparu, au profit d’instances disséminées. Voilà qui s’avère également en miroir avec ce que vivent les sociétés occidentales : nous n’avons plus guère de chef non plus, et surtout pas charismatiques, en France singulièrement ! Personne pour « défendre nos valeurs », comme on dit. Aucune figure rédemptrice à l’horizon quant à la République ou à la démocratie : avis de recherche généralisé… Les citoyens s’organisent alors pour ne plus penser en termes de politiciens providentiels, d’élections, ou de partis. Fini, les héros, pensons en termes de réseaux, d’associations, de forces microsismiques. Si nous pouvons changer ce monde, ce ne peut être qu’en travaillant la trame de la société de la façon la plus souterraine qui soit. Nous ne sommes pas loin de la dissémination clandestine.

Or c’est exactement la leçon tirée par Daesh, comme le dit Gilles Kepel : constituer, grâce à la dissémination, un tissu de plus en plus menaçant, qui va ronger de l’intérieur et de façon insidieuse la structure sociale et politique de l’ennemi désigné. Les islamistes se posent donc la question du pouvoir dans les mêmes termes que nous ! Avec un supplément : ils se sont saisis d’une idéologie religieuse. Elle leur sert de fil conducteur, à la fois ancestral et artificiel. L'islamisme est un islam trafiqué, qui trahit, nous dit-on, les véritables valeurs musulmanes, ce que je suis prête à croire – comme je suis prête à croire qu’il existe, au contraire, un islam parfaitement libéral, humaniste, apte à vivre dans la République française ou en Europe, dans la concitoyenneté la plus paisible.

Mais quand j’entends à la radio un responsable musulman français déclarer qu’il attend, au lendemain des attentats de Paris, que l’islam soit considéré comme une religion nationale, je regimbe. La question me semble plutôt de savoir si les musulmans, comme les chrétiens ou les juifs de France, s’accorderont pour vivre dans une société laïque.

Je suis sûre que les attentats de Paris n’ont rien à voir avec l’islam – ce n’est qu’une idéologie perverse de manipulation agitée par les recruteurs des terroristes –, mais il serait bon que la communauté musulmane condamne un jour publiquement, en France, l’exercice de la charia.

 

Une telle injonction n’est-elle pas, à cette heure, d’une grande violence suspicieuse à l’égard de tout citoyen français de confession musulmane ?

Je pense que la situation des femmes musulmanes doit partager les libertés et les acquis – culturels ou politiques – des femmes juives, chrétiennes, etc. Peut-être que j’ai tort d’en faire la demande – je n’en fais pas une condition et suis d’accord pour qu’il y ait, dans l’état des choses, une normalisation absolue de la religion musulmane à l’égale des autres confessions. Toutefois, en tant que femme, je souffre lorsque je vois la condition des musulmanes, citoyennes françaises, en France. Tout comme pour certaines femmes juives ultra orthodoxes, ajouterai-je. Sans oublier les fous furieux de la communauté chrétienne aperçus lors de “la Manif pour tous”. Il faut se battre pour la laïcité.

« Grimace disqualifiante virant à la nausée »

Une laïcité de tolérance ; pas forcément si sourcilleuse à l’endroit de l’ensemble d’une communauté ainsi montrée du doigt…

Sans doute faut-il procéder par étapes. Et sûrement pas au lendemain des attentats de Paris. Mais à plus ou moins long terme, il faudra en passer par là. J’ai de plus en plus de mal avec le voile intégral qui condamne les femmes à l’invisibilité – même si certaines prétendent ne pas se sentir effacées, mais se sentent protégées voire sacralisées et toutes-puissantes sous leur voile.

La place des femmes revenait dans le discours des assassins de Charlie Hebdo…

Oui, avec aussi l’assertion « on n’a pas tué de civils ». La violence n’a donc pas été « aveugle » – un responsable musulman interrogé sur une radio l’a condamnée en ce terme –, mais ciblée. Le supermarché casher était bien en ligne de mire. Rien d’aveugle dans ce choix, tout au contraire.

De même que les serial killers ne tuent pas n’importe qui n’importe comment, les trois terroristes avaient leurs obsessions ritualisées. Le tueur en série se vit déjà lui-même dans la série : il n’existe pas, il est irrepérable et sérialisé. Il agit précisément depuis cet effacement dans la série. C’est un numéro : un non-sujet qui fait un “numéro”, c’est-à-dire une performance spectaculaire. Il sort  paradoxalement de l’anonymat par la destruction des autres et par sa propre destruction, sacralisée, idéalisée.

Avec dix-sept victimes en trois jours, trois terroristes tueurs en série se sont donné des cibles, tout comme Mohammed Merah voilà bientôt trois ans. À Toulouse, ce n’étaient pas des dessinateurs de presse mais des militaires et comme toujours des juifs. Cibler la création, c’est avouer sa propre haine de la vie et croire dans l’impossibilité de la liberté. Cela suppose un effondrement subjectif, dont les causes nous concernent au plus vif.

 

Qu’ont-elles en commun, ces cibles, à leurs yeux de terroristes ?

Elles incarnent l’objet d’un immense dégoût et d’un rejet radical qu’inspire l’Occident à l’islamisme fondamentaliste – et parfois, il faut bien le dire, à des tenants moins extrémistes de la religion musulmane. L’Occident néolibéral apparaît politiquement et moralement pornographique, idolâtre et profanateur de la transcendance.

 

La civilisation ou bien la démocratie occidentale ?

La civilisation capitaliste occidentale issue de l’impérialisme colonial et de la généralisation de la corruption.

La faiblesse que perçoivent les terroristes dans une démocratie délibérative, qui prétend accueillir autrui, n’est-elle pas à rapprocher de leur mépris envers la femme ?

Le dégoût, surtout dans une passion meurtrière, n’est pas une chose simple. Il y a sûrement un dégoût sexuel et politique se fixant sur la faiblesse, à laquelle s’oppose une exaltation de la force.

La situation coloniale permet de comprendre d’où vient ce genre de répulsion. Je suis née en Algérie en 1942. Adolescente, j’ai constaté le haut-le-cœur qu’inspirait le colonisé chez le colonisateur. Qu’il s’agît de son habillement, de son odeur, de sa cuisine, de sa culture, de sa langue, de sa famille : tout était l’objet d’une grimace disqualifiante virant à la nausée. Le colonisé était perçu et décrit comme un animal sans hygiène physique ni morale.

 

Le dégoût du terroriste actuel serait en miroir du dégoût du colon de jadis ?

Oui. Abdelwahab Meddeb avait analysé tous les registres de causalité de ce qu’il appelait La Maladie de l’islam : la colonisation n’était pas des moindres. De la Compagnie des Indes orientales en Afrique du Sud aux “boat people” de Lampedusa ou Gibraltar, il y a un fil rouge dont nous payons le prix aujourd’hui.

Mais il est essentiel, pour comprendre ce qui se passe sous nos yeux, de faire une analyse des enjeux financiers et de la duplicité de certains pays musulmans à l’égard du fondamentalisme. Les stratégies meurtrières que nous voyons opérer au Moyen-Orient, face à la passivité tout aussi stratégique de l’Europe, sont inséparables des intérêts pétroliers, ou des trafics d’armes et de drogue.  

C'est en réaction à une telle géopolitique, qui s'est pétrifiée avant de se putréfier comme en Syrie, que l’islam devient une force purificatrice menant à cet islamisme d’ange exterminateur, à même de parcourir une jeunesse désespérée, du Sud au Nord. Voilà comment certains éléments les plus enragés entendent devenir, à partir de leur invisibilité, la puissance la plus spectaculaire en tant que puissance de mort : c’est une sorte de « Viva la muerte ! ».

 

Comment est-ce réparable ?

En France, il y a une défaillance fondamentale dans la distribution du savoir et de l’égalité des chances. La société massifiée par le néolibéralisme est fondamentalement inégalitaire. Nous ne nous en sortirons que par une révolution politique. Celle-ci n'a encore effleuré ni la médiocratie régnante, ni la domination néolibérale : privilégier l’éducation, séparer la culture de la communication, apprendre l’art du voisinage et le débat conflictuel non meurtrier. La réponse à ce qui se passe ne peut être que politique et doit passer par les énergies créatrices. Ce n’est pas un hasard si les victimes, mercredi, étaient des artistes. Si ce monde doit changer, pensons alors ce changement en termes de création, d’invention, d’imagination. Gide disait : « Les criminels manquent d’imagination. »

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